Tal Coat, portrait au crayon d’Henri Maldiney Collection particulière

 

 

 

 

Jean-Pierre Charcosset “L’homme au-delà de la biographie”

Mais qu'apprennent ces quelques jalons ? Rien pour celui qui ignore tout des monts et des sources du Doubs ou du Jura. Si donc l'on ne poursuit pas la voie de l'objectivité jusqu'à son terme (le portrait anthropométrique), il reste à jouer le jeu de l'intimisme. Au lieu des informations extérieures, les anecdotes secrètes. Confidences et révélations. Or l'épanchement n'est pas ici la dominante. Objet enfermé dans le réseau des repérages, sujet réduit à ne l'être que de quelques phrases, telle ne peut, en aucun cas, être l'existence. Moins encore, s’il est possible, celle de Maldiney. Si donc nous voulons la rencontrer, ce ne peut être qu'en prêtant attention d'abord à son rapport au monde. Si Henri Maldiney est fondamentalement philosophe du style, comment ne pas tenter cette approche ?

Ce style a d’abord été le style d’une parole. Tous s'accorderont pour retenir de cette parole, l'accent. Ce n'est pas dire qu'il est compris. L'accent le plus manifeste, d'où vient-il ? Il semble bien qu'il se souvienne non moins de la naissance bourguignonne que de l'enfance comtoise. Et s'il se souvenait aussi de la Flandre ? Il se souvient en tout cas de la terre. De ce style, il suffit de lire quelques pages des textes publiés pour en savoir l'essentiel. Qu'est-ce qui le caractérise? Ce que Hegel appelle «die Anstrengung des Begriffs» et que H. Maldiney lui-même traduit, se souvenant de Léonard, « l'obstinée rigueur du concept dans la tension de son auto-mouvement ». Le mouvement incessant qui conduit l'auteur et le lecteur (d'abord égaré) est celui qui se cherche en frayant sa voie parmi les résistances des choses et des pensées. Et c'est au terme des sinuosités dues au travail successif de l'explication-avec... que peut être reconnu «le rythme immanent» qui anime la chose que la pensée a en souci. Mais il ne suffit pas à une parole de rouler les «r» pour avoir de l'accent. Encore faut-il qu'elle martèle avec un à propos qu'on a pu pour d'autres qualifier de «tremblement de certitude», et qu'il serait plus juste ici de dire «tremblement de rectitude». Cette vigueur précise peut quelquefois surprendre. Au temps où triomphent les orfèvres en concepts, il est rare d'entendre une pensée qui s'apparente plutôt au lent et difficile travail du forgeron ou du sculpteur.

Et dans l'acte de la parole se trouve intégré l'acte du corps : les gestes. Mais cet accent est accent de vérité. Mais se souvenir de la terre n'est pas garder la nostalgie de l'enfance. C'est bien plutôt n'avoir qu'une seule fidélité : celle au réel et à l'épreuve qui nous le donne quelquefois même dans son retirement. Or si bien des événements secrets peuvent rendre ainsi fidèle, il en est un qui dans l'histoire de H. Maldiney fut à coup sûr révélateur : celui de la captivité. Au retour d'Allemagne il écrit «la Dernière Porte», et la conclusion de cet article éclaire singulièrement l'avenir de l'œuvre. «La captivité aurait pu nous anéantir. La simple disposition des choses et l'action même du temps rejoignaient le machiavélisme des camps de concentration. Notre univers réduit était fait de signes et non pas de choses. Tout était moyen. Rien n'existait pour soi. Quand un souvenir, une idée, un désir, un rayon de soleil encore vierge, nous avait pour un instant sans date, transportés vers quelque ailleurs, qu'il était dur d'ouvrir la porte de sa chambre. La vie quotidienne nous sautait au visage. Chaque objet signifiait un geste inchangeable : ils étaient tous là, prêts pour la revue, nos actes du jour et de tous les jours... Le paysage au-delà des barbelés était fait pour l'usage des yeux ; il relevait lui aussi de l'organisation quotidienne : on aurait pu le remplacer par d'immenses sous-verres posés comme des châssis à la limite du camp. Nous étions voués à la Répétition. Le temps mangeait la vie comme un engrenage. Tout était organe et fonction ; moyens et fins se relayaient comme les chevaux de bois d'un manège. Rien ne résistait au geste quotidien. Nous ne connaissions pas d'obstacle. Que de fois j'ai désiré la morsure d'une pierre de montagne. Que de fois j'ai souhaité sentir naître une main au contact de la forme gratuite, irremplaçable, d'une pomme réelle dans l'herbe vraie. Je savais que ma liberté serait contemporaine de la réalité des choses. Nous naîtrions en même temps, elle et moi, dans une connaissance non plus symbolique mais immédiate». Et dans ce texte où se trouve cité pour la première fois le pathei mathos d'Eschyle, il importe de reconnaître autre chose que la proclamation de la plainte mais la leçon du pâtir — épreuve de réalité. «Revenir aux choses mêmes», comme disent, à partir de Husserl, les phénoménologues, ou n'exiger rien d'autre

Monique Niguès “Si loin, si proche : Henri Maldiney”

J'ai fréquenté la faculté des Lettres de Lyon de 1956 à 1962. A l'automne 1956, les chars soviétiques avaient envahi Budapest. En mars 1962, les accords d'Evian devaient mettre fin à une guerre qui ne voulait pas dire son nom. Le syndicalisme étudiant connaissait alors ses années les plus glorieuses et le combat contre la guerre d'Algérie mobilisait la majorité des étudiants. Nous allions de réunions en assemblées générales, de manifs en manifs. A 18 ans, c'était comme une entrée brutale en politique, si bien que certains cours paraissaient assez dérisoires pour être « séchés » sans scrupule.
D'autres, en revanche, très loin du tumulte de la rue et de l'actualité, étaient suivis avec ferveur, attendus avec impatience, écoutés, malgré leur difficulté, avec le sentiment obscur d'une parole essentielle. Il s'agissait des cours d'Henri Maldiney.
A cette époque, après l'année de propédeutique, la licence de philosophie comportait quatre certificats : morale et sociologie, philosophie générale et logique, histoire de la philosophie, psychologie. Mais peu importait le découpage institutionnel. Il y avait l'enseignement d'Henri Maldiney..., et les autres. Les autres s'en tenaient, le plus souvent, à une histoire de la philosophie centrée sur Platon, Descartes et Kant, à la rigueur Hegel. Avec Henri Maldiney, nous étudiions aussi Husserl, Heidegger et Merleau- Ponty, et il nous faisait découvrir la phénoménologie, non pas comme une école philosophique parmi d'autres, mais comme l'horizon sous lequel se déployait sa propre recherche. Il nous donnait aussi à lire les premières publications des penseurs qui allaient tenir le devant de la scène dans les années 60-70, Michel Foucault ou Roland Barthes, par exemple.
La psychologie, en ce temps-là, restait encore arrimée à la philosophie. Nous n'étions pas transportés sur un autre continent : Freud et Husserl avaient un même maître. Et l'étude des fondements de la psychanalyse, conduite avec une rare précision, n'excluait ni la distance critique – pour dénoncer l'illusion de scientificité -, ni la confrontation avec d'autres travaux, ceux de Binswanger et de la Daseinsanalyse, en particulier. Plus tard, nous retrouverions les développements – alors si nouveaux pour nous – sur le temps vécu dans la mélancolie ou la manie, dans ce maître-livre intitulé Penser l'homme et la folie. Penser, non pas la maladie, mais l'homme malade, « l'existence atteinte ». L'approche, d'ailleurs, ne restait pas purement théorique; elle s'accompagnait de visites à l'hôpital psychiatrique du Vinatier : autre nouveauté. (Le hasard voulut que nous nous y trouvions le 13 mai 1958. Ce matin-là, nous apprenions, avec stupeur, la création à Alger, d'un « Comité de salut public » présidé par le général Massu... L'histoire nous rattrapait.)
Mais « l'événement » chaque semaine, c'était le cours d'esthétique. Si les autres ne réunissaient souvent qu'une poignée d'étudiants – futurs candidats au CAPES et à l'agrégation de Philosophie – le cours d'esthétique rassemblait le « tout Lyon » estudiantin : philosophes, littéraires, historiens, étudiants des Beaux Arts, mais aussi étudiants en médecine...
Impossible de distinguer, pourtant, le Professeur de Philosophie et le Professeur d'Esthétique. Et je risquerais volontiers, sur ce point, une analogie. Dans « l'hommage à Marguerite Duras du ravissement de Lol V.Stein »1, Jacques Lacan rappelle « qu'en sa matière, l'artiste – ici le romancier – toujours précède le psychanalyste ». Henri Maldiney nous donnait à penser que le peintre, souvent, précède le phénoménologue; qu'il y a dans l'expérience esthétique un pouvoir d'initiation privilégié à la phénoménologie. Je dis « le peintre » - et c'était d'abord Cézanne – car même si certains textes, plus tard, consacrés à la poésie -celle de Francis Ponge en particulier -, ou à l'architecture – de la Fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence à l'architecture des églises baroques du Brésil – la peinture était, à cette époque, au centre de sa réflexion et c'est à elle qu'il consacre, d'ailleurs, l'essentiel de son dernier livre, Ouvrir le rien – l'Art nu.
Je m'éloigne. Je m'égare dans les écrits, très loin de la Faculté des Lettres de Lyon et de l'enseignement oral du professeur. Professeur, dirai-je toujours, et non pas « maître », qui sous-entend disciple. Or quelle outrecuidance ne faudrait-il pas pour s'auto- proclamer disciple ?
En retraite depuis de nombreuses années – ou plutôt « en retrait » comme lui-même aime le préciser – Henri Maldiney demeure, en effet, étonnamment présent : séminaires, colloques; nous avons pu l'écouter aussi, en 2002, sur France Culture, « A voix nue ». Présent, surtout, par son oeuvre. A la fin des années 50, les publications restaient rares, pour certaines, difficiles à trouver (un jour, dans une boîte de bouquiniste, une précieuse découverte : « L'homme nietzschéen », paru en 1947, dans Les grands appels de l'homme contemporain !). Et puis dans la Revue de Métaphysique et de Morale, paraît en 1961, un article décisif : « Comprendre ». Depuis, les ouvrages se sont succédé. Les étudiants d'autrefois peuvent ainsi poursuivre le dialogue muet des années d'apprentissage.
Dialogue muet, car la timidité – qui n'était pas encore nécessairement qualifiée de pathologique, mais bien plutôt vécue comme l'envers du respect et de la grande admiration – paralysait nombre d'entre nous. Henri Maldiney restait, pourtant, toujours disponible, prêt à prendre sur son temps pour écrire à l'un ou l'autre, tenu provisoirement éloigné de la faculté, prêt à prolonger les cours avec les étudiants les plus curieux, ignorant toujours les contraintes horaires...
Mais il nous semblait inaccessible, à tel point qu'aujourd'hui encore, il me paraît périlleux d'esquisser un portrait.
Une silhouette ? Trapue, désormais tassée par l'âge. Une voix ? Rocailleuse, révélant – disait-on – l'origine bourguignonne. Un regard ? Déconcertant au premier abord. D'autres ont parlé, mieux que je ne saurais le faire, de ce regard qui, apparemment, « ne se posait pas volontiers sur l'auditoire ». Ce n'était ni inattention, ni indifférence, ni volonté de tenir à distance. Il s'agissait bien plutôt du refus de toute complaisance, de toute complicité des regards, de tout « effet ». Préoccupé par la seule rigueur de son raisonnement, il nous invitait, en quelque sorte, à l'accompagner dans le patient travail de la pensée. Ce faisant, il nous gratifiait du respect le plus authentique qui se puisse accorder à qui vous écoute, fût-il le plus démuni.
Fascinés nous étions, et trop immatures pour prendre quelque recul par rapport à cette fascination. Certes, nous étions conscients d'être en présence d'un philosophe et non d'un « ouvrier de la philosophie ». Nous mesurions l'immensité du savoir dans lequel s'enracinait son enseignement. Nous percevions plus mal l'étonnante générosité qui le portait.
 
Limoges, mars 2005
 
PS : Le texte de Monique Niguès fait partie d’un ouvrage collectif publié par CNRS Editions en 2008, ouvrage dirigé par Jean-Marc Joubert et Gilbert Pons ayant pour titre Portraits de maîtres et pour sous-titre : « Les profs de philo vus par leurs élèves ». Le témoignage de Monique Niguès montre que pour son rapport à l’enseignement de H. Maldiney seule convient la formule du titre.
 

Claude Louis-Combet "Stèle pour un homme à hauteur de son mythe : Henri Maldiney"

Le texte de Claude Louis-Combet est à  télécharger ici 
 

Claude Mouchard “Regard, parole, espace”

Pourrait-on, en lisant Maldiney, lui consacrer une attention de même substance que celle qu’il donne non seulement à Platon ou Hegel, mais aussi à Cézanne, Klee ou Tal Coat ?
Les poètes, les peintres, il ne les précipite pas en position d’objets à étudier. Il ne réalise pas les oeuvres en discours ou textes. À chaque fois, il cherche la tentative même, il remonte vers le jeu même des possibles – et [de] leur pulvérisation inespérée il dégage le moment, entre puissance et impuissance, de la décision brièvement libre…
(N’est-il pas caractéristique de ce rapport aux projets qu’il lise Klee ou Cézanne autant qu’il regarde leurs tableaux ? Ou qu’il noue le dialogue avec Ponge ? Ou encore qu’il construise un dialogue entre Ponge et certains philosophes, Hegel en particulier ?)
Maldiney lit Cézanne (transmis par Gasquet) : « Que cette perdition soit le premier moment de l’art, personne ne l’a mieux dit que Cézanne : « A ce moment-là, je ne fais plus qu’un avec mon tableau. (Non pas le tableau peint, mais le monde à peindre.) Nous sommes un chaos irisé. Je viens devant mon motif, je m’y perds… Nous germinons. Il me semble, lorsque la nuit descend, que je ne peindrai et que je n’ai jamais peint. »
Nulle distance entre le monde et l’homme, entre cette pluie cosmique où Cézanne « respire la virginité du monde » et « cette aube de nous-mêmes au-dessus du néant » que ne peuvent recueillir les « mains errantes de la nature ». Mais dans un deuxième temps Cézanne se retrouve, grâce au dessin, à la « têtue géométrie », « mesure de la terre ». « « Lentement les assises géologiques m’apparaissent… tout tombe d’aplomb… Je commence à me séparer du paysage, à le voir ».
Puis c’est la « catastrophe ». Tout cet équilibre s’écroule dans l’irrépressible irruption de l’espace. « Les terres rouges sortent d’un abîme ». « Je vois. Par taches, l’assise géologique… le monde du dessin s’est écroulé comme dans une catastrophe. Un cataclysme l’a emporté ». (Regard Parole Espace, p.150)
Ou encore : lorsque Maldiney, à travers Binswanger ou Szondi, interroge la « présence », les « pulsions », le « destin » et la liberté ou le moi, ne cherche-t-il pas, en particulier, à analyser ce qui rend possibles ou impossibles ses propres tentatives ? Comme elle est âpre, cette pensée conceptuelle ! Plus qu’elle ne demande une adhésion doctrinale, elle laboure des régions vitales, elle remue de zones où le lecteur ne pourra plus éviter de revenir.
« Ex-ister, écrit Maldiney, c’est avoir sa tenue hors de soi, ce qui implique une faille. Mais qu’il y ait continuité ou discontinuité et qu’il s’agisse de se rejoindre à l’avant de soi ou hors de soi, la présence et l’existence impliquent dimensionnellement un acte antilogique, comme d’un navire qui devrait rejoindre sa proue ou d’une montagne qui devrait franchir sa faille. Dans les deux cas nous sommes mis en demeure d’avoir à être. C’est l’essence du sujet d’être contraint à l’impossible et cette impossibilité requérante qui évacue tous les possibles préalables est le masque du transpossible, cette « voie qui n’est pas la voie » de la liberté. » (Pulsion et présence, p.71).
Mais qu’en est-il d’une oeuvre philosophique qui passionne ce « rapport pathique qui fait de tout sentir un ressentir et de toute perception une situation », et où « l’épreuve sensuelle déborde la qualité sensible » ? Cette passion, comment porte-t-elle sur une pensée conceptuelle ? Et si Maldiney ne confond pas plus la philosophie avec la poésie que (en sens inverse) la poésie avec le « discours » (« Le poème… répugne au discours qui est un enchaînement de positions possibles, prédéterminées par des prédicats qui sont partie de l’état construit de la langue »), peut-il, comme il dit, « apprendre » quelque chose de ce « moment pathique » autrement qu’avec l’aide des poèmes, des tableaux, de la musique ?
Et de cette pensée – jusque dans ces moments d’abstraction les plus blancs, dans ses réflexions sur le temps, sur la langue, sur le logos et sur le mythe -, une certaine saisie poétique est-elle, par instants, possible ? Quelle articulation rythmique de cette oeuvre philosophique pourrait se donner à une attention poétique ? Et, de surcroît, qu’est-ce qu’une tentative poétique pourrait emporter de son rapport à cette oeuvre ? Dans quelle mémoire ou quelle amnésie ?
 
PS : Claude Mouchard, que nous remercions, nous a autorisé à reprendre la note de lecture qu’il avait donnée pour un « carnet » publié parallèlement à la revue Le Nouveau Commerce (hiver 1980). Professeur et poète (entre beaucoup d’autres choses), Claude Mouchard est de ceux dont le travail réfute les habituelles limites « disciplinaires ». Sa proximité à l’égard de Claude Lefort et, à travers lui, de la phénoménologie de Merleau-Ponty l’avait peut-être préparé à découvrir l’oeuvre de H. Maldiney dès sa première publication.