L’unité de la pensée de Maldiney© Rajak Ohanian

En abordant la lecture de Maldiney et habitués aux classifications académiques, nous avons du mal à déterminer ce qui y relève strictement de la philosophie et ce qui est de l’ordre, ici, de la psychiatrie, ou là, de l’esthétique. Or, quelle que soit la façon de concevoir l’articulation de ces différents domaines, il y a – en tout cas – une unité dans la manière dont Maldiney les aborde.

 

Une pensée de l’existence ou Maldiney, l’existant

Henri Maldiney, quand il était khâgneux à Lyon (au lycée du Parc) a eu pour professeur de Philosophie Pierre Lachièze-Rey, l'auteur de L'idéalisme kantien. Il pouvait difficilement être mieux introduit à la pensée allemande. Rue d'Ulm, à l'E.N.S. il sera marqué par la personnalité et la pensée de Jean Cavaillès, agrégé-répétiteur, en débat avec la pensée de Husserl. D’Offlag, Henri Maldiney rapportera son exemplaire de Sein und Zeit (le maître-livre de Heidegger). Sa lecture de Fichte (pour la préparation de son Diplôme d'études supérieures) ou celle de Hegel ont, elles aussi, été marquantes.
Mais, à chaque fois, parler en termes d'influences serait insuffisant. Ce qui caractérise le rapport entretenu par Henri Maldiney avec ces auteurs n'a cessé d'être un rapport de confrontation : le terme allemand (quasi intraduisible) qu'il privilégie est celui d'Auseinandersetzung ! Mais quand des philosophes se réclament explicitement de la phénoménologie, la confrontation avec eux est seconde par rapport à la confrontation avec ce que Husserl appelle « les choses mêmes » - auxquelles la tâche est de faire retour.
Le souci d'Henri Maldiney n'a jamais été celui de l'originalité, mais celui de l'originarité de la pensée. C'est pourquoi il se défie de ceux qui commencent trop tard, ceux qu'il accuse de faux-départ ! La phénoménologie n'est pour lui ni une chapelle (philosophique), ni un ensemble de slogans (ou de recettes) : reste nécessairement ouverte la question de savoir quelle phénoménologie est fidèle. À quoi ? - au réel.
« Le réel, c'est ce qu'on n'attendait pas ». La formule souvent citée souligne l'importance de la surprise dans la découverte de ce qui est. Quand nos prises habituelles sont mises en échec, reste à élaborer à nos risques et périls une pensée, sur un mode qui est forcément celui de la tentative.
Il est facile pour rendre compte de la pensée de Maldiney de recourir aux notions d'événement, d'avènement, de rencontre. Ces notions qui reviennent chez lui fréquemment essaient de dire que ce qui est à penser d'abord ce n'est ni le sujet pensant, ni l'univers objectif, mais ce rapport précisément qui fait pour, parler comme Claudel, que toute véritable connaissance est co-naissance.
Rappeler sans cesse que nous sommes au monde, que nous sommes avec le monde, qu'il nous arrive d'y être (et par là de comprendre) permet effectivement de soutenir que la pensée de Maldiney est celle de l'existence. C'est surtout celle d'un existant.

 

Penser l’homme et la folie

C'est par l'intermédiaire de Jacques Schotte qui fut son étudiant à l'Institut des Hautes études de Gand, aussitôt après la guerre qu'Henri Maldiney a pu ultérieurement entrer en contact avec quelques-uns des psychiatres les plus importants du XX° siècle, à commencer par Ludwig Binswanger et Léopold Szondi. Mais celui avec qui il s'est concerté le plus longtemps et le plus régulièrement a été Roland Kuhn, son exact contemporain, qui fit l'essentiel de sa carrière à l'hôpital cantonal de Thurgovie à Münsterlingen en Suisse. Ces hommes d'une grande culture, littéraire, artistique, philosophique étaient de grands praticiens avant d'être des théoriciens ou, pire, des idéologues.
Grâce à Jacques Schotte, Henri Maldiney aura l'occasion de rencontrer Lacan, mais s'intéressera davantage au travail de Gisela Pankow. Quant à Tosquelles et Jean Oury, il aura l'occasion de s'expliquer avec eux au sujet de la psychiatrie institutionnelle.
On peut sans doute s'intéresser à la folie du point de vue de son histoire, dans une perspective se voulant épistémologique. Mais quand Maldiney donne pour titre à l'un de ses recueils :  Penser l'homme et la folie , c'est l'urgence qui domine. Comment se tenir en présence de la folie, possibilité fondamentale de chacun qui fait que «les hommes normaux ne savent pas que tout est possible»? 
La Daseinsanalyse (analyse de la présence humaine) a eu recours à quelques-unes des catégories fondamentales de la phénoménologie de Husserl et de l'analytique de Heidegger. La folie est alors capable d'éprouver la validité de ce que les phénoménologues proposent. En retour, la tâche qui consiste à comprendre et à soigner retentit sur la pensée de ce que signifie « être homme ».
Szondi, à travers la Schiksalanalyse (analyse du destin) a tenté d'élaborer un tableau des pulsions qui a certes des allures systématiques mais qui a fondamentalement le souci de saisir comment il nous est possible de ne pas être condamné au destin-contrainte pour accéder au destin-liberté. 
La participation d'Henri Maldiney à des débats majeurs a été marquée par ses compétences d'ordre esthétique. L'art-thérapie est donc un des domaines auquel il a activement contribué.
Peu de philosophes ont été aussi directement confrontés à la maladie mentale, la psychose plutôt que la névrose : « le psychotique, dit-il, ne triche pas ».
On pourrait placer toute cette recherche de Maldiney sous le signe de Sophocle qu'il traduit ainsi : « Multiple l'inquiétant. Mais rien plus que l'homme d'inquiétant ne se soulève. »

 

L'amitié avec les poètes

Henri Maldiney a reçu une formation dans laquelle la culture littéraire avait la part belle. Mais si la philosophie ne s'arroge pas le monopole de la pensée et si la poésie n'est plus conçue comme une simple façon d'enjoliver l'expression, leurs rapports se transforment d'emblée.
Ce qui est alors en jeu, c'est la possibilité d'une parole parlante... malgré l'inanité proliférante des discours qui circulent parmi nous.
Il y eut bien sûr, chez les Grecs, ceux qu'on a pu appeler les philosophes-poètes. Héraclite et Parménide n'ont pas peu nourri la méditation d'Henri Maldiney.
Il y a chez lui, de façon constante, la référence aux grands poètes de langue allemande – à commencer par Hölderlin et Rilke. Ultérieurement, Henri Maldiney s'est beaucoup référé à Hugo von Hofmannstahl (auteur de la lettre de lord Chandos), en particulier à quelques formules aphoristiques qui se trouvent dans Le livre des amis.
Mais Henri Maldiney a surtout été lié à Francis Ponge et à André du Bouchet. À le lire, on pourrait croire qu'il l'a été successivement, alors qu'en réalité il les a rencontrés, l'un et l'autre, assez tôt après la guerre.
Henri Maldiney, en dehors de sa participation à la décade de Cerisy consacrée à Ponge, a publié deux livres qui se réfèrent explicitement à son œuvre : Le legs des choses dans l’œuvre de Francis Ponge (d'abord publié par L'Âge d'Homme, puis réédité au Cerf) et surtout Le vouloir-dire de Francis Ponge (Encre marine). Pour sa part, Francis Ponge a eu l'occasion à plusieurs reprises de dire toute l'estime dans laquelle il tenait la pensée de Maldiney, à une époque où elle était encore peu connue.
Le rapport de Maldiney à André du Bouchet s'est noué d'abord dans l'amitié commune pour Tal Coat: il est arrivé que leurs contributions soient réunies dans un même catalogue d'exposition du peintre. La vraie question serait de savoir comment comprendre la succession apparente de l'intérêt porté par Maldiney à l'un et l'autre de ses amis poètes. Il est possible que la considération des choses (et leur parti pris par Ponge à leur égard) ait finalement paru seconde à Maldiney par rapport à la considération primordiale du monde muet – pour lequel André du Bouchet n'avait pas moins de passion.
Sous-jacente à la question de ces relations, il y en a une autre plus secrète : celle de Maldiney poète dont une lecture attentive de son œuvre écrit peut laisser pressentir la réalité.

 

Le privilège de la peinture

Henri Maldiney a eu l'occasion de dire comment, enfant, il avait été frappé à la vue de la reproduction d'une peinture (vue dans le dictionnaire) par la question de son lieu. Au-delà de la confidence, on peut sans doute retenir que l'art – à commencer par la peinture – n'a cessé et ne cesse d'apparaître à Henri Maldiney comme un secret majeur qui requiert toute l'attention possible.
S'il y a une œuvre qui plus qu'aucune autre a retenu Maldiney c'est celle de Cézanne – la référence au livre de Joachim Gasquet (repris maintenant chez Encre marine) a été évidemment majeure.
C'est néanmoins son amitié pour des peintres du XX° siècle qui est souvent soulignée. René Duvillier à qui il a donné une des premières esquisses de son analyse du vertige. Mais surtout Jean Bazaine (dont les Notes sur la peinture d'aujourd'hui étaient souvent présentes dans les cours d'Esthétique). Et peut-être plus encore Tal Coat, rencontré après la guerre dans la campagne d'Aix. Il faudrait, à cette occasion, pouvoir montrer l'importance d'un homme qui fut sans nul doute un médiateur, Georges Duthuit, et de son œuvre par laquelle Henri Maldiney a été marqué – à commencer par Le musée inimaginable (critique impitoyable de l'idée de Musée imaginaire) ou encore Le feu des signes. 
Néanmoins cette proximité à l'égard de la peinture de quelques « élus » ne saurait dissimuler le fait que Maldiney ne s'est pas enfermé dans la considération de la peinture de son temps. Qu'il y ait formé ou transformé son regard, cela a pu avoir des prolongements évidents dans son rapport à l'architecture et au-delà. En témoigne en particulier son insistance sur la question du rythme.
Ultérieurement, après avoir publié Ouvrir le rien - l'art nu (chez Encre marine) Henri Maldiney ira jusqu'à récuser radicalement l'idée d'une histoire de l'art. Son examen de moments divers (surtout de la peinture) - après un premier chapitre sur le Cervin ! - l'a conduit à les considérer comme autant de sommets, à chaque fois uniques. Si l'esthétique récuse l'histoire, c'est que nul ne peut se rapporter authentiquement à l'art s’il n'en est le contemporain.
On ne saurait oublier enfin que Henri Maldiney partage la vie d'un grand peintre : Elsa Maldiney.
 
 

En conclusion

Le lecteur attentif aura pour tâche de reconnaître comment ces "profils" successifs de l'œuvre de Maldiney renvoient les uns aux autres ; leur incessante élaboration procédant d'un seul et même principe d'insatisfaction.
Une citation de Valéry, un auteur que Maldiney cite peu. Sous le titre : « PENSEURS », Valéry écrit : « Penseurs sont gens qui re-pensent, et qui pensent que ce qui fut pensé ne fut jamais assez pensé. Revenir sur une question, sur un mot, - y revenir indéfiniment (…) Ne pouvoir se passer de n’être satisfait d’aucune solution, - cela existe : il y a des hommes dont c’est la vie… ». Quelle que soit l’ambiguïté du propos de Valéry, elle nous dit quelque chose d’essentiel quant au style de Maldiney, penseur, à savoir cette insatisfaction mais aussi cette obstination qui le conduit à toujours reprendre les questions qui lui importent, sans souci d’originalité – en quête perpétuelle d’originarité. Les livres dont nous disposons se présentent, presque tous, comme des recueils de tentatives renouvelées. Quand la tentative trouve un passage, Maldiney parle de « traversées » - c’est le sous-titre de L’Art, l’Eclair de l’Etre
Au XX° siècle, certains ont prétendu que le philosophe n’était rien d’autre qu’un créateur de concepts, quelques-uns étant orfèvres en la matière. À cet égard, l’œuvre de Maldiney est décevante : en dehors de la notable exception des notions de « transpossible » et de « transpassible », le vocabulaire de Maldiney emprunte prioritairement à la langue commune : Présence, Regard, Parole, Espace, Rencontre, Événement, Crise... Il est vrai qu’il est attentif aux « ressources de la langue », de chacune d’elles, et ce n’est pas de son fait si le grec est la langue originelle de la philosophie et si la phénoménologie, même si le mot est encore grec, s’est constituée d’abord en allemand. De la même manière, Maldiney est, si l’on peut dire, polyglotte quand il parle la langue, voire le jargon, tantôt des linguistes ou tantôt des psychiatres. Mais à peine Maldiney a-t-il déclaré un mot intraduisible que déjà il tente de surmonter la faille qui écarte telle langue de telle autre.
En réalité, si la parole de Maldiney est en débat avec les mots, c’est qu’elle l’est d’abord avec les choses.

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